Le soleil attendra de Sandra Ahavi, une façon singulière et nouvelle d’écrire !
Le décryptage du roman Le soleil attendra de l’écrivaine togolaise Sandra Ahavi publié par les éditions Awoudy –premier roman de la collection Plume libre dirigée par l’écrivain togolais Théo Ananissoh- renvoie assurément tout lecteur avisé à la poétique des nouveaux romanciers français, c’est-à-dire à leur façon d’écrire. Sandra est une écrivaine dotée d’un imaginaire féroce et énergique. Bref, elle est douée. Elle se singularise par sa façon de construire le récit et de le narrer, de créer ses personnages ainsi que les espaces dans lesquels ils interagissent, de les décrire, de les faire parler ; par l’emploi du style de langue et bien d’autres éléments.
En effet, le récit en lui-même est décousu, morcelé en séquences narratives éparses, émietté en une sorte de puzzle qui nécessite de l’effort et de l’attention de la part du lecteur avant d’être compris. La linéarité du récit est brisée. Le récit s’ouvre par sa fin. Le roman débute par un fait qui ne laisse pas le lecteur indifférent : un cadavre emballé dans du plastique se trouve au fond d’un coffre derrière une Mitsubishi à bord de laquelle se trouvent deux personnes : Hessi et Swan. Il y a meurtre. Qui l’a commis ? Pas de réponse ! Il faut donc lire la suite ! Hessi, c’est la narratrice et le personnage central du récit. Elle est narratrice autodiégétique. Les premières pages du roman font penser au polar. Mais les pages suivantes infirment cette suspicion. Car aucune enquête n’est diligentée pour chercher le coupable. Le lecteur reste curieux pour comprendre la cause du meurtre. Alors que la bagnole avalait des kilomètres, Hessi se remémore ce que sa vie avait été jusqu’à ce jour, une sorte labyrinthe rempli de difficultés et de pourritures. Elle livre au lecteur son passé sombre, nébuleux. Le soleil attendra est un roman rempli d’obscurité. C’est-à-dire rempli de faits qui heurtent la sensibilité du lecteur, qui choquent, qui étonnent, qui émeuvent, de faits absurdes. Cela justifie le titre de l’œuvre duquel se dégage le désir d’étouffer la lumière afin de se cacher dans les ténèbres, de camoufler la vérité afin que règne le mensonge. Ce roman est un tableau poignant de vies humaines qui consument et se consument : Hessi aime Lisandro. Lisandro la trompe avec un autre homme. Lisandro est un mari inconstant. Cette relation se brise finalement après moult tentatives de reconstruction. Lisandro est un gay. Béatrice est une amie d’enfance de Hessi, fille maltraitée par sa mère parce que son père l’avait abandonnée. Elle a eu une enfance difficile. A dix-neuf-ans, elle aspirait devenir sœur religieuse. Elle réussit à réaliser son rêve. Une fois consacrée, le curé la viole et transforme cela en coutume. Des rumeurs saugrenues couraient sur une quelconque paternité entre le curé et Béatrice car celui-ci portait le même nom que son géniteur. Hessi les rapporte à Béatrice. Ne pouvant pas supporter, elle se donne la mort par pendaison alors que ces maudites rumeurs étaient fausses. Hessi se culpabilise. Wouly est le père adoptif de Hessi, un mari insensible, qui menait la vie dure à maman de celle-ci, qui la maltraitait. Pour lui faire subir de peu ou de plus ses exactions, elle commet un adultère. Elle meurt par la suite. Orpheline désormais de père et de mère, Hessi suit Wouly, son père adoptif, à Lomé où ils vivront désormais. C’est que Hessi s’en lise dans le gouffre. Elle tombe dans l’errance. Dans un bar de Lomé appelé Vixi, Wouly fait de l’alcool son hobby. Là, Hessi fait le service de boissons. Le Vixi est un lieu subalterne où presque tout était permis. Le sexe n’a pas de valeur. C’est là que Hessi fait la connaissance de Lisandro et de Swan avec qui elle se met après avoir quitté son mari inconstant Lisandro. Swan pourrit la vie à Hessi. Il se révèle plus tard que Swan est le demi-frère de Hessi. Hessi exige une rupture mais Swan n’en est pas d’accord. C’est suite à une bagarre entre Lisandro et Swan que Hessi par mégarde ou inadvertance poignarde Lisandro le prenant pour Swan. C’est son cadavre qui gît dans le coffre. Chemin faisant, Hessi accouche. Déni de grossesse ! Auparavant, elle n’avait jamais présenté les symptômes d’une quelconque grossesse. Elle était tombée enceinte de Swan qui l’avait violée entre-temps.
Le fil d’Ariane du récit de ce roman est difficile à tisser. C’est ce qui lui rend sa beauté. Cette façon de construire le récit est l’un des éléments clés du renouvellement de l’écriture. Jean Ricardou disait « le roman n’est plus l’écriture d’une aventure mais l’aventure d’une écriture ». Ici, le fait pertinent dans la création romanesque de l’écrivaine Sandra est qu’elle réussit à faire les deux à la fois. Elle réussit à faire pérégriner son art d’écrire tout en racontant une histoire captivante et intéressante. Son écriture, son style charment le lecteur. De même que l’intrigue.
Le roman agite une multitude de thèmes au rang desquels : l’inceste, le viol, l’art, le déni de grossesse, la souffrance, la prostitution, l’alcool, l’homosexualité et bien d’autres. C’est une salade littéraire préparée savamment et minutieusement par Sandra pour son lectorat.
Vouloir situer dans ce roman, la part de la réalité et celle de la fiction serait faire fausse route. Ce roman est le fruit pur et mûr de l’imagination. L’auteure affabule. Néanmoins, il n’est pas aussi impossible d’identifier au tour de nous un individu semblable soit à Swan, à Lisandro, à Béatrice, à Wouly, à Hessi etc. Le roman a et garde toujours à lui son caractère vraisemblable.
In fine, ce roman suscite chez moi une réflexion : la différence esthétique ou l’écart esthétique entre les œuvres écrites par les écrivains togolais vivant en Occident et celles écrites par des écrivains vivant au Togo. Je ne dis pas que les livres des auteurs vivant au pays sont de moindre qualité ! Non ! Ça, jamais ! Je ne peux pas penser de la sorte ! Sandra vit en Europe. Son imagination et son écriture sont toniques, jouissent d’une certaine liberté, se démarquent visiblement de celles de ses pairs. Je parviens à la conclusion suivante : l’ère géographique et les conditions de vie de l’écrivain agissent considérablement sur son talent. Il est donc nécessaire que les écrivains vivant au pays soient accompagnés, assistés pour des voyages de création, des résidences etc. Le voyage, les échanges avec d’autres écrivains d’autres contrées, les expériences hors de son pays sont autant de facteurs qui élargissent, fertilisent et murissent davantage l’imaginaire et le talent des écrivains.
Isaac Kokou FAMBI, écrivain